De ma fenêtre

De ma fenêtre
Toulouse, 5 juillet 2014, 21h15

mercredi 31 décembre 2014

La nuit 37


Cette nuit j'ai épluché une mandarine,
la cuisine était calme, dehors le sol gelait,
j'ai disposé les écorces parfumées en rond
dans une petite assiette, celle au liseré bleu,
tu sais bien, j'ai posé le fruit nu au milieu,
et nous avons parlé, d'où viens-tu, et tout,
des balivernes, mais non, j'allais la manger,
en tête l'offrande du serpent au corps rempli
de poissons par le jeune Lévi-Strauss ébahi,
le rite, je fléchis la tête devant la mandarine,
son parfum est un monde, un jardin, un ciel,
une musique, la flûte d'un berger se plaint,
il est difficile et si beau de vivre, de suivre
les chèvres de pierre en pierre, tandis que l'or
coule des arbres, je presse une petite écorce,
reçois sur la bouche l'embrun de son amertume,
détache lentement les côtes, fermes, gonflées
de jus, la nuit s'est arrêtée, la canalisation
du chauffage égrène son chapelet d'oiseaux,
tout va bien, la mandarine brille sous la lampe,
j'ouvre la fenêtre, laisse entrer le froid vif,
une après l'autre je mange les côtes douces,
que sera demain me dit l'une, ne te retourne
jamais, sauf pour sauver l'eau du puits, l'air,
les bêtes, les arbres, ne cueille pas les fleurs,
qui es-tu, toi dont la fenêtre enserre le corps,
à la dernière côte, j'ai vu le temps s'écrouler,
l'année, en roue libre jusqu'au précipice,
dehors, les toits pesaient de tout leur givre
sur les rues noires et vides, je grelottais,
dans l'assiette, les écorces jetaient çà et là
des reflets du désert balayé par le vent.

(31 décembre 2014)


mardi 30 décembre 2014

La nuit 36


Jamais nuit n'est banale ni transparente,
se mettre au lit, accomplir de l'enfance
le rite, faisant mine d'y subir la monotonie
succédant au mécanisme du quotidien,
ne laisse personne dupe de l'abîme ouvert
dans le noir, chambre, ciel, tout est noir,
ce noir n'a rien à voir avec l'obscurité,
n'est pas le contraire du blanc, le contient,
profond, la vie réduite au souffle proche,
le corps couché s'empare de l'air, se replie
sur lui-même, ne fait qu'un avec les draps,
le matelas, les murs, les pièces, tout est un,
peu à peu s'étend au-delà, l'esprit se délite,
surgit ici et là, mêle temps et lieux, s'y perd,
si bien qu'en milieu de nuit, lorsque du fond
du ventre, des poumons, des muscles, naît
une infime excitation, les yeux s'ouvrent et
la vie reprend le dessus, la véritable nuit
peut commencer, opaque et lumineuse,
tout devient possible, il m'arrive de danser,
de chanter, de pleurer, de survoler des régions
peuplées ou désertiques, passant du sable à l'eau,
d'un chemin de montagne à une piste rouge,
mais le plus étonnant n'est pas là, après tout
les bornes de la réalité sont si étroites que
la moindre occasion suffit à les anéantir,
à nos risques et péril, ici l'histoire bat de l'aile,
et ses épines sont partout, qui me griffent,
membres transpercés, le visage se décolle,
la gorge se serre, je dois ramasser mes forces,
mon corps se fait metteur en scène de ma vie,
passée, à venir, ma peau est en éveil, exposée
aux caresses, aux coups, je reprends sans cesse
des dialogues ratés, des épisodes insensés,
jusqu'à ce que tel ou tel moment offre un répit,
un éclair de douceur, un sourire flottant,
je m'accroche à la bouée, fais la planche,
et, sous le ciel moiré du halo de la fenêtre,
me dilue, ne fais plus qu'un avec l'infini.

(30 décembre 2014)

lundi 29 décembre 2014

La nuit 35


Cette nuit, la colère l'a emporté sur tout,
de celle de Dieu à celle d'Achab, du volcan,
de l'océan, de la montagne, je ne sais plus,
la liste est longue, je sautais de l'une à l'autre,
y puisais une énergie destructrice étonnante,
visant comme à la foire tout ce qui passait
à ma portée, tout, le casse-pipe universel,
d'abord les dieux, qui l'ont facile, de rugir
quand bon leur semble, pour faire le ménage,
lancer au feu les paltoquets que nous sommes,
déchirer les familles, les peuples, les amants,
Zeus toujours debout, arrogant de puissance,
jouant de la cuisse à qui mieux mieux, mère
ou fille, qu'importe, l'énergie irrigue les corps
divins ou semi, la colère souffle sur les esprits,
attise les braises des passions molles, et j'étais là,
à bouillir sur mon matelas, jetant à l'entour
des regards de sang, les livres m'avaient menti,
les meubles étaient vieux, les chaussettes en boule
avachies d'avoir tant marché, je me rapprochais
peu à peu de l'essentiel, mes jambes agacées
n'avaient de cesse de lancer des coups de l'âne,
on eût dit des poissons hors de l'eau, harponnés
par Queequeg dressé sur la pointe des pieds,
et moi coincé entre deux barriques sur le pont
du Pequod, j'étais parti pour une nuit d'océan,
sous un ciel de mercure et de plomb fondu,
zébré de coulées rouges, la bave de la colère,
le corps bandé à se rompre les os, le crâne,
alors oui, la colère l'a emporté sur tout, sur moi,
Zeus vaincu, l'homme à la jambe arrachée
par le destin jetant au loin des regards d'aigle,
le cannibale m'a sauvé, son visage raviné
par le sel, tatoué jusqu'à l'âme, me suis levé
d'un bond en criant, fenêtre largement ouverte,
comment tolérer que la vie soit bafouée, rongée
de l'intérieur, alors que le vent du large chante
dans les haubans, me tenant au garde-corps,
bastingage de ma chambre, inspectant la rue,
la pointe des cyprès tendue vers les étoiles,
apaisé, accueillant la douceur des larmes,
embruns de pacotille, où miroitait le rire
cristallin des sylphides annonçant le jour.

(29 décembre 2014)
Toulouse, 24 juin 2014, 21h34. ©JJMarimbert


dimanche 28 décembre 2014

La nuit 34


La nuit, la pluie rayant du lampadaire
le halo, brille, les cyprès luisent et gouttent,
bleus, j'appuie mon front à la vitre,
elle est fraîche, j'ouvre la fenêtre,
le fin crépitement de l'eau envahit
l'espace avec douceur, il fait froid,
j'aime le froid, laisse ma peau nue
se débrouiller, ferme les yeux le temps
de parcourir, des pieds à la tête,
ce frisson qui m'enveloppe, 
désert hérissé d'acacias par le froid étouffés,
tandis que la rue serpente dans les reflets
hésitants de l'eau sur le macadam,
peau d'éléphant, de rhinocéros,
des cyprès quelques cris, plumes ébouriffées,
le temps et rien d'autre, le corps tremble
un peu, le trottoir ondule, ou bien
est-ce ma tête folle, et ridicule,
tout ce malheur dans le monde,
sous les lumières de Noël,
ces fleuves qui débordent,
ces villes saccagées par l'horreur,
ces êtres broyés par la violence, la bêtise,
la misère, la maladie, et moi prenant plaisir
à ce frisson de rien, grâce auquel je rejoins
l'univers, m'y frotte et m'en éloigne aussi, 
jamais dedans, jamais, il fait trop froid
d'un coup, la lumière est trouble,
la rue se craquèle, le vent s'est levé,
il pleut sur le parquet, je ne bouge pas,
les gouttes courent sur mon visage,
mes épaules, mon ventre, l'eau de pluie
est fade sur la langue, tu sais.

(28 décembre 2014)
Toulouse, 27 décembre 2014, 20h54. ©JJMarimbert



samedi 27 décembre 2014

La nuit 33


Cette nuit, j'ai cru que ce serait la dernière,
on se raconte de ces histoires, parfois,
mais là, est-ce la coquille Saint-Jacques,
hier soir, restée intacte dans mon assiette,
je suis trop sensible au devenir des êtres,
et le mien, souvent, me laisse indifférent,
j'ai plongé tout au fond, où le sable est bleu,
où le moindre remous soulève des nuages
mordorés dans le faisceau de la frontale,
les coquilles sont des bouches de nacre,
elles s'ouvrent et se ferment doucement,
ou, selon les besoins, très vite, et là, filent
dans une petite bourrasque de poussière
marine, je m'approche et elles me voient,
leurs petits yeux réfléchissent la lumière
de ma lampe, elles me scrutent, m'épient,
je pénètre par effraction dans leur mollesse,
je n'ai pas pu avaler la plus petite bouchée,
prisonnier de l'éventail plat dont les côtes
étaient devenues des montagnes rugueuses,
celles que péniblement je tentais de franchir,
folle jeunesse, en pédalant vers Compostelle,
une concha accrochée au guidon, clef miracle
pour ouvrir les portes secrètes de mon âme,
désormais réduite à un souvenir de mollusque,
noyée dans la mémoire d'un godefiche ensablé,
perdue dans les profondeurs de l'océan en furie,
jusqu'à ce qu'un coquillier la tire du néant,
la jette dans une caisse, et de fil en aiguille,
qu'elle se retrouve dans mon assiette, mon âme,
et la nuit m'a tout juste suffit à l'extirper de là,
je transpirais dans le froid du cloaque de chair,
me retrouvant au moment où l'univers balbutiait,
où le temps commençait à dérouler son fil,
je finis par remonter lentement jusqu'au lit,
sous le regard extatique d'une coquille,
tremblant d'avoir failli manger mon âme.

(27 décembre 2014)

vendredi 26 décembre 2014

La nuit 32


La nuit souvent me protège de moi-même,
m'y cachant je m'y perds, et pourtant
m'y sens bien, non grâce aux poncifs,
spectres, fantômes, crimes, aussi bien
qu'idylles secrètes, corps alanguis,
parfum des peaux dans la torpeur de l'été,
mélange des souffles au cœur de l'hiver,
habituelle bimbeloterie offerte au naïf,
moi le premier, les lumières pâlottes
de la rue, auréolées de brouillard laiteux,
les bruits de pas, le râle d'un invisible chat,
un rire lointain suivi d'un silence écrasant,
ne laissent pas de m'inquiéter, j'y greffe l'être,
je tisse des sens farfelus, allongé dans mon lit,
tour à tour autel d'une église de campagne,
dans l'encens et la froide fumée des cierges,
pont de cargo balayé par les vents contraires,
rouillé, rongé par le sel et le soleil des îles,
tombereau de foin cahotant sur un chemin
de terre bordé de boutons d'or et de bleuets,
je sors la panoplie d'Épinal pour paravent,
sans être dupe de rien, je me tiens à l'écart,
nu comme un ver, attrapant au vol
vêtements d'emprunt et souvenirs fictifs,
dérisoire théâtre d'ombres qui m'aide
à traverser le désert de quelques heures,
me distrait de tout, ou de rien, je ne sais,
me projette dans des aventures effilochées,
et là, pantois, je retrouve peurs et joies,
sans fard, sans feinte, sans poudre ou masque,
j'achève des phrases laissées en suspens,
des gestes retenus, j'arrache la mauvaise herbe
des paroles blessantes, je malaxe le corps
de mes erreurs, de mes fautes, de ma bêtise,
je sauve des bribes éparses, fais de ma vie
un patchwork, un trampoline pour affronter
le jour naissant, si frais, accueillant, le jour nu,
drapé dans un voile de nuit persistant,
source de mystère, de création, d'amour aussi.

(26 décembre 2014)
Toulouse, 25 décembre 2014, 15h29. ©JJMarimbert


mercredi 24 décembre 2014

La nuit 31


La nuit est parfois un long cri, de joie,
de douleur, de patience, de désespoir nié,
d'étonnement toujours, la nuit tonne,
lance des éclairs au plafond,
disloque les repères,
fait s'effondrer les murs,
s'envoler livres et bibelots,
les vêtements mollement avachis
sur le dossier du fauteuil, dans l'attente
de rien, attente pure, d'un seul coup,
les phares jaunes d'une voiture faisant glisser
le cadre de la fenêtre vers la porte entrebâillée,
accrochant au passage la couverture, les étagères,
le bureau, le majordome sans tête,
font se dresser la chemise et la veste,
les bras levés me font signe de loin,
dans un silence abyssal,
au bout d'une route à l'instant découverte,
sillonnant un paysage de collines, de bosquets
faits d'ombres, d'encoignures,
je suis emporté, ne peux rien contre
la puissance de ce cri dont ma gorge
a le souvenir, d'où vient-il, que dit-il,
je n'en sais rien, ne veux entendre que
l'explosion de joie, c'est cela,
je ne veux rien d'autre,
ni vieillesse des âmes,
ni corps ridés par les ans,
ni fulgurance de l'acidité,
ni froideur des regards,
ni refus d'un amour aperçu, non,
non, le rire de l'enfant,
dans la poussière des chemins escarpés,
en mille éclats illuminant la chambre.

(24 décembre 2014)
Toulouse, 24 septembre 2014, 6h47. ©JJMarimbert


mardi 23 décembre 2014

La nuit 30


La nuit, en son cœur hors du lit
jeté par un impossible vertige,
est-ce cela, au bord d'un précipice,
une chute imminente au dedans,
remise à je ne sais, où le temps
n'a plus cours, un entre-deux,
hésitation du corps, envol abîme,
qui soudain, pris en tenaille, bascule,
avant après enroulés sur eux-mêmes,
autour du cou, du thorax, du sexe,
suspendu, je me tiens là,
dans l'attente du vent, du froid,
alors roule sur le parquet ce qui,
enfin, il m'arrive de, comment dire,
les mots, où sont les mots,
me tient lieu de, de quoi, je ne sais,
fleuve, falaise, mer, navire chargé d'or,
ruines d'anciens forts, dévastation
de villes englouties, de temples,
le drap m'est, non linceul, aussi blanc,
mais toge de guerrier, retour de bataille
perdue, gagnée, qui laisse à terre
ses armes fracassées, rongées
par les crimes de l'enfance,
ombres et plis profonds, je pense
à Zurbarán, à la baleine d'Achab,
tout dérive et se mêle, en une histoire
inachevée, je m'approche de l'aube,
en moi coule le sang des joies à venir.

(23 décembre 2014)
Bayonne, Cathédrale, Cloître, 22 décembre 2014, 15h12. ©JJMarimbert


lundi 22 décembre 2014

La nuit 29


La nuit, on a beau dire, les lieux dérivent,
l'idée du tapis volant doit venir de là,
les insomniaques sont de grands voyageurs,
et l'immobilité, la vraie, n'est connue
de personne, sauf, j'imagine, de ceux qui,
par mégarde ou malveillance criminelle,
ont été mis au tombeau avant
d'avoir rendu leur dernier souffle,
il m'arrivait, enfant, de penser à
cette situation tirée d'un film du dimanche,
et de taper taper contre le mur de ma pensée,
pour échapper au noir absolu du cercueil
plombé, ce détail me mettant hors de moi,
explosant de joie dans l'air retrouvé
par miracle, avant que l'ennui me gagne,
le meilleur moyen d'y échapper
m'ayant toujours paru être le tapis volant,
et, la nuit, je passe ainsi de lieu en lieu,
maisons, chambres d'hôtels, voitures lancées
sur des routes reconnues à la seconde,
Grande Corniche au petit matin,
journée de pêche à Saint-Jean-Cap-Ferrat,
route encombrée de camions poussiéreux,
au beau milieu d'une Espagne disparue,
chemin de gravier menant à une villa,
inondée de soleil, enfoncée dans le temps,
d'où je sors tenant contre ma hanche
un ballon dont l'odeur de caoutchouc,
soudain, me bouleverse,
je ne sens plus le contact des draps,
le poids de la couverture,
le halo de la fenêtre se déguise en
l'ombre zébrée des canisses d'un souk,
pour peu qu'au loin résonne dans la ville
quelque brouhaha de fête,
le cri d'un noceur à vélo ravive celui
du porteur d'eau agitant sa clochette,
m'abreuvant à ton visage surgi
tout sourire d'une ruelle secrète,
et je finis par me rendormir,
le regret m'effleurant que le voyage
s'achève si vite, tentant au petit jour
de le retracer, d'arracher des brins
de laine bariolés aux franges du tapis.

(22 décembre 2014)
Vue ancienne de la Médina de Fez, Porte. ©JJMarimbert


dimanche 21 décembre 2014

La nuit 28


La nuit, disons presque chaque nuit,
je pense à d'anciennes nuits passées
à déjouer les pièges du je, tant ce mot,
ce qu'il trimballe d'obscur, de clinquant,
cette fausse transparence à soi aussi
spectrale qu'un fantôme de comics,
me paraît vide ou mieux, percé d'un trou
si petit, entouré par rien, sans cesse
appelant râteau, pelle et seau de plage
pour affronter l'érosion des vagues,
alors, tout est bon pour passer à côté
et, l'air de rien, laisser traîner le pied
pour l'enfouir dans le sable, faire glisser
un galet plat et tasser, tasser, jusqu'à
ne plus rien entendre, sinon le murmure
de l'eau, fraîche et limpide, où le corps
retrouve l'intimité du monde offert
à la peau, attentive à tout, que le je,
prétentieux et têtu, imagine dépasser
par je ne sais quelle transcendance
de bazar, vite engloutie par le plus
petit alevin, minuscule écharde argentée
fichée dans la cheville pour à tout prix
vivre, vivre, ou un crabe translucide,
pas plus gros qu'une lentille de verre,
chahuté par le courant, emporté
dans le remous de sable et d'algues,
à l'affût du moindre débris de chair,
tandis que le je sombre dans l'abîme
qu'il a lui-même creusé dans le rien,
s'il ne prend garde que l'horizon bleuté
est à ses pieds, si près, fragile insignifiant,
alors qu'il est, si peu soit-il, perdu
dans l'entrelacs de ses tracas feints,
ou fabriqués de toute pièce, au point
d'envahir la nuit pour tenter d'en sortir,
n'ayant au bout du compte, pour appui
solide, que le chant d'un invisible merle
annonçant, dans le noir, la venue du jour.

(21 décembre 2014)